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Après l'agression à Paris 19e

Après l'agression à Paris 19e
Les bandes à part de la rue Petit
Tous les samedis après-midi, autour des Buttes-Chaumont, c'est la baston entre «feujs» et «Noirs». Le 21 juin, Rudy Haddad, 17 ans, est resté au sol

 

Bleu, blanc, le drapeau israélien n'est resté accroché qu'une petite heure sur la passerelle qui enjambe la rue Petit, dans le 19e arrondissement de Paris. Mais la foule noire et blanche d'écoliers à kippa et d'écolières en jupe mi-mollet qui s'éparpillait à la sortie de l'école Beth Hannah - le plus grand centre scolaire juif d'Europe - s'est tout de suite massée sous l'étendard, presque stupéfaite par son audace. Sur le trottoir, les mamans laissent tomber le goûter et tentent de rappeler les petits : «Rentrez !» Deux jours après la longue après-midi d'échauffourées qui s'est terminée par le passage à tabac de Rudy Haddad, jeune «feuj» de 17 ans venu de Pantin, chacun surveille ses troupes, rue Petit.
La rue Petit, c'est la «rue des Rosiers du 19e», sourit un commerçant. Une artère étroite et très longue qui fend un arrondissement de 200 000 habitants qui a beaucoup changé depuis une quinzaine d'années. C'est dans les années 1990, en effet, qu'une forte communauté juive, en grande partie loubavitch, s'y est installée. Venus de Sarcelles, d'Epinay-sur-Seine, de Gagny, ces banlieusards gagnent Paris «parce que victimes d'antisémitisme», raconte Mahor Chiche, responsable local de SOS-Racisme. S'y ajoutent des juifs du Sentier ou du Marais dépassés par la hausse des loyers et qui choisissent eux aussi ce quartier populaire.
Mais la rue Petit a encore changé il y a cinq ans, lorsque nombre de ses taudis, où «il n'était pas rare de voir les familles maliennes faire la cuisine dans une marmite dans la cour», ont été réhabilités. Dans le jargon des associations, on parle de «gentrification». Dès qu'elles s'enrichissent, les familles passent le canal et remontent la rue Petit. Celles qui s'appauvrissent, au contraire, sont repoussées. «Regarde-les avec leurs Hummer !», persiflent deux jeunes blacks, ce mardi, en lorgnant les voitures familiales qui patientent à la sortie de l'école Beth Hannah. «Dans les permanences logement, on trouve les mêmes familles nombreuses et pauvres des deux côtés», rectifie Mao Peninou, conseiller de Paris et délégué aux questions de sécurité et de prévention à la mairie du 19e. Et souvent, dès 15 ans, les mêmes problèmes de «déscolarisation».


Les 80 communautés de l'arrondissement ne se déclinent pas seulement au fil des cantines - «60% de demandes de repas différenciés, contre 15% il y a trois ans», note Mahor Chiche - ou des commerces. On est d'une rue, d'un coin ou même d'un trottoir. On vient de «Curial» ou de «Laumière». Ici, entre groupes de gamins, on dit «les Noirs», «les Juifs», les «Arabes», et on oublie les «Chinois, tellement ils sont calmes», explique un «Arabe» - c'est à Belleville qu'ils se battent avec les «Renois» (noirs). En revanche, entre l'avenue Jean-Jaurès et la mairie, on dit que «les juifs de la place des Fêtes sont très radicaux». Premier paradoxe : Ruddy a été retrouvé devant le square Petit fraîchement inauguré, juste en face de l'association de quartier «J2P» Jaurès, Pantin, Petit), censée calmer le jeu. «Si c'est si sensible, cette histoire, c'est aussi que tout le monde ici se dit qu'il s'est fait tabasser chez lui, dans sa rue», ajoute un riverain.
Sa rue. Mon trottoir, mon banc, mon carré d'herbe verte pour bronzer ou draguer. Dans ce périmètre qui s'étend vers le nord du vaste parc des Buttes-Chaumont, tout est histoire de territoire. Le samedi après-midi, en attendant la fin du shabbat, à 17 heures, ils sont souvent plus d'une centaine, au pied du parc des Buttes-Chaumont, devant le restaurant indien l'Eléphant rouge, à l'angle de la rue de Crimée et de la rue Manin, là où les mamans loubavitch emmènent leurs enfants au manège. Dans ce coin, on aime «jouer à «West Side Story»», dit le député socialiste Jean-Christophe Cambadélis. Sur la carte d'état-major du 19e, chacun connaît sa position au mètre près.


«Tout est question de rapport de force. Le samedi, il est maximal», explique-t-on au commissariat du 19e. Ce jour-là, les juifs sont plus nombreux, et il suffit qu'un groupe de Noirs ou de Maghrébins passe sur le trottoir pour que ça s'emballe. Il y a un an, on a «sauvé» trois ou quatre Noirs, le terme n'est pas trop fort. Les autres jours, ça peut aussi bien être l'inverse, mais c'est plus calme.» Parfois, des hommes à chapeau et à nattes viennent tendre une kippa et tenter de rameuter les gamins à la synagogue, sans succès garanti. On préfère rester là, avec sa casquette de base-ball en guise de calotte, à fumer en cachette et à tuer le temps.
Un oeil noir, un mot, un geste déplacé, et on s'échauffe. Une insulte aussi - «moi je vais l'enculer contre sa mère», a cru entendre «Greg» l'après-midi du drame, et c'est parti, on se course dans les rues adjacentes. Un feu vert que l'on fait manquer à une voiture en traînassant devant, et on repart. Un peu plus grave, un portable chipé, une kippa qu'on piétine, une chaîne en or qu'on arrache. Et on se déchaîne. Comme ce mardi 3 juin, où des ados se sont mis à démonter l'échafaudage de la mairie et ont «coursé avec les tubes des petits mômes noirs entre l'avenue Laumière et la rue du Rhin», raconte une conseillère municipale. «C'est pas la guerre des boutons, les mômes savent se battre !», confirme Joël Cacciaguerra, administrateur de J2P «Ce sont parfois des guerriers. Ils n'ont pas besoin de briller à l'école, ils ont besoin de briller dans la rue», ajoute Ludovic, autre habitant du quartier.
«Ils ne sont pas forcément dans les trafics, contrairement aux bandes des cités», modère- t-on au commissariat, où on préfère parler de «groupes». Peu, en tout cas, portent plainte. Règne de la rumeur qui dévale la rue d'Hautpoul ou l'allée Darius-Milhaud, puis remonte les allées des Buttes-Chaumont, rapportée, déformée, amplifiée, comme ce 21 juin, premier jour d'été et de chaleur, mais aussi samedi de deuil, après l'élimination de l'équipe de France à l'Euro. «Les Renois, c'est le groupe le plus faible, le moins structuré. La seule fois où ils se sentent français, c'est quand on gagne un match de foot», note Pierre Kamety, ancien militant antiraciste et habitant du coin.
Les malaises s'exaspèrent. «On ne peut plus les mettre à l'école non juive. Quand j'emmène mon fils au Leclerc, je lui dis : «Enlève ta kippa», explique Judith, 35 ans, mère de trois enfants. Nos fils, jamais ils disent «sale Arabe, sale Noir». Ce sont toujours les autres qui disent : «sale juif».» Réponse deux trottoirs plus loin de deux copains beurs, 17 ans chacun : «C'est vrai que les juifs, eux, nous traitent pas : ils veulent juste faire la loi. Nous, on a rien contre eux. On fait même ensemble de la boxe anglaise. Ils s'énervent juste un peu s'il y a un Arabe qui va avec une feuj.» Un grand black de 21 ans corrige : «Un jour, aux Buttes-Chaumont, on s'est battus contre des feujs. Il y en avait un qui était dans la même classe qu'un Noir, ils se sont reconnus. Eh ben le juif, il a continué. Il a dit : «Dans des moments comme ça, on ne se connaît pas.»»
En vacances, peut-être, loin de la France, ils oublieront. Les Noirs resteront là, dans leurs cités, quelques juifs iront en Israël, les Arabes retourneront au bled. Les yeux de Y., un jeune beur, se mettent à briller. Ses mains entortillent un drapeau algérien. Le cadeau d'une fille rencontrée dans l'après-midi et qu'il a trouvé «trop belle», qui le lui a donné. Il le respire, l'enroule autour de son cou, comme d'autres avant lui avec un mouchoir en dentelle, puis finit par le cacher dans sa chaussette. Il fait rigoler sa bande : «On va le ranger, on ne sait jamais, si on se fait contrôler.»

 

 

 Claude Askolovitch
Le Nouvel Observateur

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