Marine Le Pen en tête au premier tour des futures élections présidentielles. Ce qui était vu comme un cauchemar mais surtout comme une plaisanterie il y a encore quelques semaines prend corps pour la première fois dans une récente série de sondages. Certes, un sondage n'est pas une vote et, à chaque élection présidentielle, un candidat déclaré crée la "surprise" avant de refluer et de finir largement distancé par les qualifiés au second tour. Mais tout de même : près d'un quart des Français prétendent vouloir voter pour Marine Le Pen en 2012.
A vrai dire, le score de Marine Le Pen n'est pas fait pour nous étonner car la vague brune qui monte en Europe, et pour les mêmes raisons qu'elle atteint nos voisins, n'a pas de raison d'épargner la France. Les raisons conjoncturelles ont déjà été abondamment commentées. La crise économique que connaissent la France et l'Europe fonctionne de façon récurrente comme un fondement solide aux logiques de boucs émissaires, qui sont du pain béni pour l'extrême droite.
Mais l'intérêt a été peu porté sur des raisons plus profondes qui créent une angoisse face à l'avenir. En effet, l'Europe qui se vivait comme dominant le monde, certes en s'englobant depuis près d'un siècle dans une sphère occidentale dans laquelle les Etats-Unis lui permettaient de tenir ce rang, tend à voir son poids se "normaliser". L'émergence économique et diplomatique de l'Asie, de l'Amérique latine et les frémissements de ce processus dans le monde arabe et au niveau du continent africain sont ainsi des réalités qui vont marquer les siècles à venir. De là naît une peur du déclassement d'autant plus angoissante que ces grandes mutations ne trouvent pas de cadre explicatif. Et quand l'avenir n'est qu'angoisse, que la projection dans ce futur n'est vu que comme dangers qui s'accumulent, la tentation du repli sur un espace protégé et tourné vers un passé reconstruit acquiert une puissance que seule l'opiniâtreté politique des partis républicains serait à même de combattre.
L'angoisse et le repli sont peut-être d'autant plus forts dans notre pays que ce dernier a soigneusement évité de lutter contre le substrat culturel hérité de son épopée coloniale, c'est-à-dire, sous des accents d'universalisme, l'enracinement du bien-fondé d'un rapport d'inégalité. La disparition progressive de ce lien de subordination – manifestée par la montée en puissance des descendants de colonisés dans l'espace public, économique et politique – produit alors dans certaines catégories de la population cette pensée que, puisque les "anciens colonisés" ne sont plus la partie dominée de ce lien, c'est donc que ce dernier est en train de s'inverser. Cette incapacité dans une partie de la société à penser les rapports dans un lien d'égalité crée ainsi cette pensée aussi fruste que fantasmatique : "Si 'on' les laisse faire, ils vont nous coloniser."
Face à ces bouleversements du monde et aux évolutions que connaît la société française, c'est peu dire que les partis républicains se sont montrés dans l'incapacité à offrir une grille de lecture et à porter un projet permettant aux Français de se projeter avec confiance et enthousiasme dans l'avenir.
A cet égard, l'évolution politique de la droite ne laisse pas d'inquiéter. Par des glissements successifs et impulsés au plus haut niveau de l'Etat, c'est désormais un cynisme stupéfiant qui semble commander un positionnement qui flirte de plus en plus fréquemment avec le racisme. Tout cela pour capter l'adhésion de ceux qui dans la société en sont imprégnés et, plus grave, pour "formater" l'opinion publique dans une logique du "tous contre tous" dans laquelle la stigmatisation raciale et religieuse tient une place de choix. Cette manipulation des questions raciales et religieuses est d'autant plus lourde de conséquences qu'elle passe, chez le chef de l'Etat, par l'instrumentalisation de concepts rendus flous car redéfinis et exploités au gré des besoins du moment.
Là où le président de la République devrait être une voix qui porte dans la défense des piliers de la société (la liberté, l'égalité, la fraternité, la laïcité, le refus du racisme, la volonté d'incarner un message universaliste…), il est un élément d'implosion de ces piliers. La manipulation du concept de laïcité est à cet égard éloquente : d'abord tenant d'une laïcité "positive" (c'est-à-dire une redéfinition du concept permettant de faire une place de choix aux logiques communautaristes), il s'est converti, avec la même certitude affichée, à une laïcité "chrétienne" et désormais anti-musulmane. Il faut dire que, obnubilé par sa réélection (on admettra cependant qu'il n'est pas le seul à avoir ce type de penchant…), Nicolas Sarkozy ne semble connaître comme horizon qu'un court-terme inepte à offrir des cadres d'analyse et des réponses pertinentes aux Français.
Ainsi, on aura vu, comme en une vision hallucinante, un président de la République venir à la télé commenter les révolutions en cours dans le monde arabe (c'est-à-dire l'événement géopolitique le plus profond dans cette partie du monde depuis les décolonisations) en se contentant pour l'essentiel de pointer les risques d'une immigration massive sur nos côtes ! Quand on complète le tableau avec Jean-François Copé, dirigeant du parti majoritaire, se plaçant, comme le montre le discours qu'il permit récemment à Eric Zemmour de tenir devant ses députés enthousiastes, dans un comportement similaire, on peut alors penser que de trop nombreux dirigeants de la droite tournent résolument le dos à l'éthique républicaine, préférant se lancer dans des positionnements populistes qui légitiment, de fait, la vision politique de Marine Le Pen.
Mais la gauche a aussi sa part de responsabilité. Car, après tout, la situation de la droite et la fuite en avant populiste qu'une partie de ses dirigeants lui impulse pourrait lui profiter à fond. Pourquoi n'est-ce alors pas le cas ? Car, face aux bouleversements évoqués, la gauche, si elle n'a pas choisi la voix du populisme, n'apporte pas forcément davantage d'explications, d'analyses et de réponses à la hauteur des enjeux. Comme elle semble souvent muette, rétive à prendre des risques, coincée trop fréquemment, sur les questions de vivre-ensemble, entre un exotisme sirupeux et une rigidité "républicaine" qu'on aimerait qualifier de délicieusement surannée mais qui n'évoque plus aucune forme de délice.
La gauche française, qui porta naguère aux nues Barack Obama, ferait bien de retenir quelques leçons de sa campagne victorieuse : la clarté dans le discours, des inflexions assumées et qui allaient à rebours de l'ambiance politique héritée du reaganisme, une attention à redéfinir la place des Etats-Unis dans le monde et la capacité à porter un récit national dans lequel chacun pouvait se projeter. La gauche doit à cet égard prendre la mesure d'une caractéristique des élections présidentielles de 2012 : cette élection se déroulera dans un moment très particulier de l'Histoire de notre pays. Un moment où il est urgent de mettre des mots sur les évolutions du monde. Mais également un moment dans lequel la question de l'égalité se posera avec acuité tant la volonté ressentie de lutter contre les discriminations raciales et les logiques de ghettoïsation sera la marque de son courage à porter les principes qu'elle doit, au-delà d'une morale de circonstance, faire fructifier en permettant à chacun, quelles que soient ses origines, d'entrer pleinement dans la citoyenneté. La technique du "surtout n'en parlons pas car les Français se détourneraient de nous" alliée à la certitude anesthésiante que l'alternance est un fruit mur qu'il suffira de cueillir font courir à la gauche les risques d'une nouvelle désillusion cuisante sur le plan électoral.
Finalement, la question qui est posée aux partis républicains est la suivante : ont-ils la capacité à continuer à faire de la France et de l'Europe un centre de rayonnement ou accompagneront-ils, piteusement, la muséification du continent ? Pour relever le défi positivement, ils peuvent s'appuyer sur une force certaine : les sociétés européennes, au-delà de leur capacité à innover, ont montré une extraordinaire capacité à construire des sociétés complexes qui restent un exemple pour beaucoup de sociétés portées à un monolithisme étouffant. Il est à cet égard étrange que cet élément de force, qui devrait être un des éléments majeurs dans la perception que les sociétés ont d'elles-mêmes et dans la construction d'un discours au reste du monde, est précisément celui qui se trouve combattu et détricoté par une partie de la droite et que la gauche ne semble plus en mesure d'exploiter et de dynamiser.
Est-il finalement si dur que cela d'expliquer que la France et l'Europe ont des atouts fantastiques et qu'elles conservent une raison d'être écoutées et respectées dans le monde ? Est-il si difficile d'expliquer que, faute d'exploiter ces atouts, nos contrées connaîtront le sort de Viennes, autrefois brillante et cosmopolite et aujourd'hui assoupie au milieu de ses palais, seule trace tangible d'une gloire révolue ?
Dominique Sopo, président de SOS Racisme
Le Monde, 16 mars 2011