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Aux Buttes-Chaumont, les juifs ne veulent pas céder à la peur

Dans le 19e arrondissement de Paris, le complexe scolaire Beth-Hanna rythme la vie d’une importante communauté juive, bien intégrée tout en cultivant sa spécificité. Pouvoirs publics et associations essaient de créer du lien dans ce quartier.

Par Marie Malzac, le 21/01/2016

Attablés dans un snack casher à l’angle de la rue Petit, à quelques mètres du parc des Buttes-Chaumont dans le 19e arrondissement parisien, trois jeunes hommes discutent autour d’un sandwich. Ils parlent travail, famille mais aussi de l’actualité israélienne. Quant à l’agression d’un enseignant juif, lundi 11 janvier, à Marseille, « cela ne va pas nous empêcher de porter la kippa ! s’exclament-ils. Nous en avons vu d’autres, et nous en verrons encore… Que voulez-vous qu’on y fasse ? »

Dans les boutiques alentour, boucheries et épiceries, se pressent des hommes en noir coiffés de grands chapeaux et des femmes portant la perruque, comme c’est la tradition chez les juifs orthodoxes. Ceux-ci sont nombreux dans un arrondissement où la proportion de personnes de confession juive, toutes tendances confondues, est l’une des plus élevées d’Europe.

« Ce qui s’est passé à Marseille n’a rien de nouveau », affirme Haïm Nisenbaum, rabbin de la communauté loubavitch, un mouvement religieux qui compte plusieurs milliers de membres dans ce quartier populaire. « Nous sommes habitués… La nouveauté, c’est la réaction nationale de solidarité qui s’est ensuivie, car les juifs en France se sont sentis bien seuls ces dernières années », souligne-t-il avec une pointe d’amertume.

Régulièrement, et de plus en plus souvent, des familles s’ouvrent à lui de leurs interrogations. « Certaines se demandent si elles ont encore leur place ici », explique-t-il. Il évoque le sentiment d’insécurité, leur désir de partir en Israël. « Mais de toute façon, nous ne devons pas reculer, ni quitter la France sous le coup de la peur », tranche ce responsable.

« L’Hyper Cacher, ça aurait pu être nous »

À ses yeux, les tensions entre communautés se sont cristallisées au début des années 2000, avec la deuxième Intifada dans les Territoires palestiniens. « Il y a eu une transposition du conflit israélo-arabe en France, avec des heurts ponctuels dans le quartier et des insultes de plus en plus fréquentes de la part de jeunes Maghrébins mal intégrés », se souvient-il.

Il y eut aussi la « bande des Buttes-Chaumont », qui envoyait des jeunes se battre en Irak. Parmi ses membres figurait Chérif Kouachi, l’un des deux frères impliqués dans l’attaque de l’hebdomadaire Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. « L’attaque de l’Hyper Cacher, ça aurait pu être nous, souffle-t-il. Il aurait pu revenir frapper dans son ancien quartier, mais il ne l’a pas fait : peut-être parce que, malgré tout, ici, c’était chez lui. »

Beaucoup partagent ce sentiment dans le quartier. D’autant que les attentats de janvier 2015 ont entraîné l’apparition de militaires en armes devant les lieux de culte mais aussi les écoles juives. Rue Petit, l’imposant complexe scolaire Beth-Hanna accueille plus de 1 600 filles, de la maternelle à la terminale. Aux matières religieuses enseignées en hébreu le matin – dont l’étude des textes bibliques – succèdent les matières profanes l’après-midi.

 

C’est la plus grande école loubavitch de Paris. Les élèves, qui portent l’uniforme – la jupe en dessous du genou, comme le font les orthodoxes –, viennent de familles religieuses à différents degrés. « Depuis quelque temps, on vit en pensant : quand sera le prochain attentat ? » pointe Déborah, une lycéenne aux grands yeux verts.

Des établissements sous protection

Le 9 janvier 2015, le directeur de Beth-Hanna, André Touboul, reçoit des autorités l’ordre d’évacuer son établissement : une prise d’otages a commencé dans un magasin casher de la Porte de Vincennes. Parmi les élèves qui dévalent les escaliers, il voit une jeune fille au visage blême. Deux ans plus tôt, une balle est passée à quelques centimètres de sa tête lors de l’attaque de l’école Ozar-Hatorah de Toulouse par le terroriste Mohamed Merah.

En janvier dernier, après la prise d’otages meurtrière perpétrée par le terroriste Amedy Coulibaly à l’Hyper Cacher, qui fit quatre morts, 20 % des élèves de Beth-Hanna ne se présentèrent pas en cours pendant trois jours. Désormais, des soldats sont postés en permanence devant l’établissement. Une partie d’entre eux le surveillent à demeure : il reste ainsi sous protection même la nuit. Cette mesure satisfait largement les familles.

Dans ce quartier populaire et mixte, les différentes communautés se côtoient dans les commerces et sur les terrains de sport. Mais l’identité juive orthodoxe, très visible, en intrigue certains. « Il y a beaucoup d’enfants, forcément cela fait du bruit. C’est un style de vie particulier, un peu hermétique », commente Blandine, qui vit avec son mari à proximité du parc des Buttes-Chaumont, quartier qui connaît un phénomène de gentrification marqué, avec beaucoup de jeunes couples.

« Les gens ne nous connaissent pas bien »

« Beaucoup de juifs ne veulent plus mettre leurs enfants à l’école publique pour des questions de sécurité, explique André Touboul. Il y a trop de prises à partie, d’insultes. » Récemment, une des élèves a été agressée verbalement dans le métro. « Il n’est pas rare non plus de se faire traiter de “sale juif”, relève le directeur, même si c’est uniquement le fait de quelques jeunes mal intégrés. »

« Nous avons conscience que les gens ne nous connaissent pas bien, c’est une vraie difficulté, reconnaît le rabbin Nisenbaum. Notre look ne nous aide pas : pour beaucoup, avec nos longues barbes, nous sommes les “intégristes” du judaïsme. »

Certes, des rencontres ont parfois lieu entre les responsables religieux du quartier. « Les événements officiels se passent toujours bien mais derrière, il n’y a pas grand-chose », estime-t-il. S’il reconnaît le rôle positif du curé de la paroisse voisine, ses relations avec la mosquée sont visiblement au point mort.

« Pourquoi vouloir changer notre image ? On ne nous aime pas et c’est tout », décrète avec la certitude de son âge l’une des lycéennes. « Nous sommes persécutés depuis des millénaires, et cela continue aujourd’hui. Mais je ne suis pas inquiète, quand ce sera mon heure, ce sera mon heure », renchérit Sara T., institutrice de CP, dans un sourire.

Contre une forme de résignation, certains voudraient faire bouger les lignes. Mahor Chiche, adjoint au maire du 19e arrondissement, veut contribuer à créer des espaces de dialogue. « Ici, reconnaît-il, on constate un échec de l’école républicaine pour le brassage des populations, mais il serait faux de dire que tout va mal. Des initiatives sont menées. Nous essayons de trouver des relais pertinents, y compris religieux : dans un arrondissement comme le nôtre, la laïcité doit prendre davantage en compte cette dimension. »

Recréer du lien, « un travail de longue haleine »

Pour Annie-Paule Derczansky, présidente fondatrice des Bâtisseuses de paix, une association basée sur le modèle d’une organisation israélienne de femmes juives et arabes engagées pour la paix, il s’agit de « recréer du lien citoyen entre le monde juif et le monde musulman », dans un contexte de « rupture » depuis quelques années. « Les femmes sont plus réceptives au message éducatif et capables de le transmettre dans leurs familles », assure-t-elle.

Des « actions pédagogiques », en lien notamment avec des établissements scolaires, ont été lancées, avec la projection d’un documentaire sur la résistance au nazisme de la Grande Mosquée de Paris, suivie d’un débat. L’école Beth-Hanna s’est volontiers impliquée. Ses élèves ont rencontré ceux d’un collège public du quartier.

En 2009, les « bâtisseuses » ont aussi organisé le premier pique-nique « République et citoyenneté » au parc des Buttes-Chaumont. Et des Journées de la mémoire partagée vont prochainement avoir lieu. « C’est un travail de longue haleine et, sans moyens humains et financiers, cela reste un saupoudrage, regrette Annie-Paule Derczansky. Il faut une prise de conscience à tous les niveaux de la nécessité absolue de mener de telles actions à une échelle plus importante. »

Sur l’avenue Jean-Jaurès, parallèle à la rue Petit, les magasins africains et les kebabs voient défiler les habitants de ce quartier éclectique. En équilibre fragile.

 

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UNE POPULATION QUI DÉCLINE LENTEMENT

Selon différentes estimations, les juifs de France seraient entre 480 000 et 520 000. D’après une enquête Ifop de septembre 2015, 40 % se sont déclarés d’origine séfarade (majoritairement d’Afrique du Nord), 26 % ashkénaze (Europe centrale et orientale), et 14 % issus des deux communautés. Le reste ne prononçait pas.

En 2014, le Service de protection de la communauté juive (SPCJ), en coopération avec le ministère de l’intérieur, a recensé 851 actes antisémites, soit le double par rapport à 2013 (423). Pour 2015, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a donné le chiffre de 806, hier, dans La Croix.

Une baisse croissante du nombre de juifs est à noter depuis les années 1980, pour deux raisons : les mariages mixtes, ainsi que la lente mais constante émigration vers Israël.

Selon les chiffres de l’Agence juive, 7 900 personnes ont quitté la France en 2015, dont la moitié avait moins de 35 ans. En 2014, elles étaient environ 7 300, tandis que moins de 2 000 personnes émigraient en moyenne annuellement pendant les années 2000. La France est devenue depuis deux ans le premier pays d’émigration vers Israël dans le monde.

Marie Malzac

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