«LE SAMEDI après-midi, c'est Jewish Land aux Buttes-Chaumont», constate amusé Edouard Taieb, un juif du XIXe arrondissement de Paris, qui a vu évoluer le quartier ces dernières années. «Des loubavitchs à grands chapeaux, des filles en jupes longues, et tous les autres religieux qui respectent le sabbat et viennent passer le temps.»
Depuis l'arrivée des Juifs du Maghreb dans les années 70 et notamment ceux venus de Djerba, sans le sou, parlant l'arabe à la maison et fort respectueux des traditions, cet arrondissement populaire n'a cessé de voir s'installer des écoles juives, des synagogues et des commerces casher. On compte aujourd'hui près de cinquante lieux de culte juifs, des crèches communautaires et certains immeubles, qu'ils soient privés ou HLM, rassemblent essentiellement des familles juives. A partir des années 90, les loubatvitchs, ces orthodoxes facilement reconnaissables avec leurs costumes sombres, sont arrivés dans les HLM. Ils auraient bénéficié d'un accord tacite avec la mairie de Paris dans les années 90, favorable à ces religieux censés ne pas poser de problème d'ordre public. L'installation d'une vaste école loubavitch rue Petit a depuis renforcé la dynamique. Les familles fuyant les banlieues exposées se sont installées à côté, favorisant l'ouverture de nouveaux commerces communautaires, selon un processus qui n'est pas propre aux Juifs et que l'on peut observer pour les Indiens dans le Xe ou les Asiatiques dans le XIIIe.
«La communauté est une protection»
Ce regroupement menace cependant la mosaïque du XIXe d'antan regrette Mahor Chiche,
élu PS, qui dénonce sans relâche les risques de communautarisme.
Il y a tout juste vingt ans, juifs des milieux populaires et immigrés vivaient bien souvent sur le même palier : «J'ai grandi rue de Tanger, à côté de la mosquée», raconte Stéphane Melloul, boucher casher rue Manin. «Mes meilleurs copains sont arabes. Aujourd'hui, ce n'est plus possible, regrette-t-il. Que s'est-il passé entre notre génération, et les petits jeunes d'aujourd'hui qui se voient comme des ennemis ?» Les adolescents ont maintenant envie d'en découdre : «Ils ont le crâne bourré d'images de Palestine.» Et maintenant, chacun vit dans son coin : «La peur a regroupé les Juifs. La communauté est une protection.»
Cités sensibles et zones prospères
Mais ce rassemblement expose aussi. Dans une zone hérissée de cités difficiles, les poches de prospérité, ou perçues comme telles, attirent les convoitises et les ennuis. Un quart des actes antisémites relevés par la police à Paris se déroulent dans cet arrondissement. Au bout de la rue Petit, là où le quartier juif rencontre l'autre XIXe, une pizzeria casher est régulièrement attaquée. La rue Manin et ses restaurants communautaires concentrent les vols et les accrochages. «J'entends des insultes quotidiennement. Tous les jours, nos jeunes sont attaqués, assure Philippe Chikli, 37 ans, patron de Pap Yeouda, un fast food. L'antisémitisme ne régresse pas. Simplement les gens ne portent plus plainte, car ils savent que c'est inutile», poursuit-il, réfutant les chiffres officiellement en baisse en 2005. Bien qu'il parle l'arabe, emploie «Noirs, Algériens, tous ceux qui veulent travailler», dans son restaurant, il ne croit plus au mélange et place ses enfants à l'école juive, comme tous ses amis, «sinon, ils se font massacrer».
Juste en face, dans son salon de thé où grands-mères séfarades et enfants viennent passer les après-midi, Samuel Atlan couve ses clients du regard : un petit monde chaleureux, confortable, mais aussi en voie d'extinction, selon lui. «La communauté n'a plus sa place ici», croit-il.
Le Figaro, 21 février 2006
Cecilia GABIZON