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Dans le 19e arrondissement de Paris, l'angoisse, malgré "l'esprit Charlie"

Dans le quartier de la porte de la Villette, la bonne cohabitation de la communauté juive et musulmane n'est pas remise en cause par les attentats. Mais les incompréhensions existent. Et surtout, la peur du terrorisme a pris le dessus. 

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Le jeune, "un Arabe", avait une attitude "bizarre". "Il est resté plus d'une heure devant le magasin, entrait, sortait, passait un coup de fil. Je suis allée le voir et je lui ai dit de dégager. Nous avions peur que ce soit un terroriste." Hanane est une employée de la boucherie casher Emsalem de l'avenue Corentin Cariou (19e arrondissement de Paris). Musulmane, elle témoigne de la bonne entente entre communautés qui a toujours prévalu dans ce quartier, celui de la porte de la Villette, où commerces casher s'alignent, mélangés aux boucheries hallal. "On travaille tous, comme une famille, la vérité!" Mais en ce mardi 13 janvier, quatre jours après l'attentat antisémite de la porte de Vincennes, l'inquiétude et la fébrilité semblent avoir pris le dessus. 

"Tout le monde a peur. Comment se fait-il qu'il n'y ait pas de police devant le magasin?", interrompt une cliente, l'une des rares à s'être déplacée. Dans les rayons du supermarché Hyper Cacher - qui porte le même nom que celui attaqué vendredi - les caissières s'ennuient. "Les gens ont la boule au ventre. Même nous", lâche Freddy, kippa sur la tête, qui travaille à la charcuterie La Menora. Lui habite Sarcelles. Jovial, il indique que le "naturel de la bonne entente entre communautés a vite repris le dessus" après les violences de cet été. Il reste donc confiant. "Les clients vont revenir." D'ailleurs, dans la matinée, "il y a eu des gens de la communauté musulmane", venus faire leur course dans le magasin, témoigne Pascaline, une employée guadeloupéenne. 

"Je ne dis plus que je suis musulman"

A la boulangerie voisine, une blague, amère, fuse. "Même Coulibaly mangeait casher. Lors de l'attaque de l'Hyper Cacher, il a piqué un sandwich à la dinde..." La patronne, Mylène, sur le même ton doux-amer, s'interroge: "Vous pensez vraiment que s'il n'y avait eu que des juifs tués, la mobilisation des Français aurait été la même?" "Tous les clients qui sont venus nous ont dit qu'ils voulaient partir [en Israël]", glisse Keita, un employé musulman malien. Les dents serrés, il enrage quand on évoque les terroristes. "Ces gens ne prient pas, ils ne sont pas musulmans." Lui-même dit, depuis janvier 2013, date du début de l'offensive française au Mali, ne plus dire qu'il est musulman. "Je dis que je suis Angolais." Lui aussi s'inquiète que, "tous les jours, des terroristes de Syrie, d'Afghanistan arrivent par bateaux entiers." 

Les angoisses traversent les communautés. Devant les commerces juifs, deux copines musulmanes, toutes les deux étudiantes en droit à la Sorbonne, discutent justement de l'actualité. "Maintenant, ce sont les Arabes que l'on regarde de travers, glisse Sonia, 21 ans, qui porte le voile. Le jour après les attentats, une dame m'a jeté un regard méchant dans le métro." Vendredi, elle ne s'est pas rendue à la mosquée par peur des représailles. Elle comprend que les juifs soient inquiets mais "comme tout le monde". "Pas plus que les autres". "Moi, je comprends qu'ils le soient davantage encore", la contredit Salma, 19 ans. 

Ne pas aborder le sujet avec des copines juives

Toutes les deux assurent avoir toujours vécu en bonne intelligence avec leurs voisins juifs. "Dans le quartier, cette ambiance n'a pas changé depuis ces derniers jours. Pour autant, elles reconnaissent ne "pas aborder le sujet" des attentats avec leurs copines juives qu'elles fréquentent depuis le collège. Pourquoi? "Je ne sais pas. Peut-être aurions-nous des opinions différentes. Par exemple, moi, je ne comprends pas pourquoi ils s'en sont pris à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Pour moi, ça n'a aucun rapport avec l'affaire de Charlie Hebdo. Les gens à l'intérieur, ils n'avaient pas dessiné de caricatures..." 

Mahor Chiche, l'adjoint d'arrondissement en charge de la démocratie locale, reconnaît que les communautés "ont besoin de davantage d'espaces de rencontres". "La France Charlie de dimanche existe mais il faut lui donner corps." Depuis les incidents qui ont éclaté dans l'arrondissement dans les années 2000, des initiatives ont été prises. Avec une association, des collégiens se sont rendus à l'Institut du monde arabe quand d'autres découvraient le musée d'Art et d'Histoire du judaïsme. Des "parcours mémoire" sur la Shoah et les guerres coloniales ont été proposés à des élèves. Les fêtes de quartier se sont multipliées. Fruit de ce travail, selon l'élu: lors de l'offensive à Gaza l'été dernier, "il n'y a eu aucun incident". Mais "on a conscience qu'il y a Internet, la télé, les parents. Les pouvoirs publics ne sont qu'un maillon de la chaîne. Il faut que tout le monde joue le maillage républicain." 

 

"Il vaut mieux éviter d'en parler"

L'arrondissement veut en tous les cas tourner la page des filières irakiennes. La mosquée Addawa'a, celle que fréquentait Chérif Kouachi, a été transférée de Stalingrad à un interstice urbain de la porte de la Villette justement, coincée entre un centre social et un parking. Les fidèles y arrivent au compte-goutte. Parmi eux, un solide gaillard noir, doudoune sur robe salafiste, se veut serein. Lui n'a pas observé "de regard particulier" dans le quartier ces derniers jours. "On croit en Allah. Tout ça, ce sont des épreuves mais ça va passer. On n'entre pas dans les débats. Il faut dire que de bonnes paroles. Alors, il vaut mieux éviter d'en parler." 

Ce n'est pas l'avis de Kader, un Tunisien qui vit dans le 19e depuis quatre ans. Lui exprime son inquiétude quant au terrorisme. "Les musulmans, les catholiques, les juifs, c'est le même Dieu. On est tous les mêmes. D'ailleurs, un des juifs qui a été tué était tunisien [Yoav Hattab, ndlr]", explique-t-il, solidaire des victimes. A quelques centaines de mètres, dans la boulangerie casher de l'avenue Corentin Cariou, son correligionaire Keita conclut: "Si les juifs partent, je rentrerai moi aussi.

 

L'Express.fr, Alexandre Sulzer, 14 janvier 2015

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